Critique Dans la dèche au royaume enchanté [2008]

"J'ai vécu assez longtemps pour voir le remède à la mort, assister à l'ascension de la Société Bitchun, apprendre dix langues étrangères, composer trois symphonies, réaliser mon rêve d'enfance d'habiter à Disney World et assister non seulement à la disparition du lieu de travail, mais du travail lui-même..."
Julius a déjà 150 ans. 150 ans ce n'est pas vieux de nos jours, c'est juste le début de la vie qui, si l'on veut, peut durer une éternité. Ah oui! Au fait, on ne travaille plus aujourd'hui, on occupe son temps à faire de son mieux pour augmenter ses whuffies. Euh... Mais les whuffies sont importants dans ce monde et vous place en haut ou en bas de l'échelle! Non, il n'y a plus d'argent. Non, il n'y a plus de mort. Non, il n'y a plus de travail. Ce qu'on fait ? On vit, on fait l'amour, on fait partie de adhocratie, on bâtit sa réputation, on meurt, on perd ses whuffies, on renaît, on remonte ses whuffies, on vit... Le rêve, quoi! ... C'est ce jour où il est mort de façon violente et sans véritable motif que Julius a commencé à agir bizarrement. Ça et le retour de son pote de toujours qui refait surface dans sa vie du jour au lendemain, et l'arrivée d'un concurrent sérieux à Disney World. De quoi dérégler la vie d'un homme...
On ne parle que de lui sur le net. Hyper connu des internautes, du moins des geeks pour son implication et ses réflexions dans les sciences numériques, Cory Doctorow fait des partie des personnalités dont on parle le plus ces dernières années. Sur Geekland. Et ailleurs; ailleurs, c'est dans le fandom de la SF. Et c'est directement chez Folio SF que son premier roman, dans la dèche au royaume enchanté, est paru. Alors évènement ou pas ?
Dans la dèche au royaume enchanté n'est pas un roman pour les lobotomisés sociaux, pas plus les nerds que les geeks. En somme, nous, lecteurs de SF lambda, sommes exactement la cible de ce roman bien plus subtil et bourré de bonnes idées qu'il n'y paraît. Le royaume enchanté, c'est ici, aujourd'hui, tout le monde. C'est tout simplement internet. Le lieu où tout le monde se rencontre, peut voir de merveilleuses choses, aller d'un bout à l'autre de la planète en un clic, voir les dernières news, innovations technologiques, le dernier jeu sorti sur telle ou telle plateforme, les derniers effets spéciaux du film de l'année prochaine ou l'année d'après. Et même les premières images de Mars. C'est Fairyland. Or, dans ce monde magique et merveilleux, on a quand même besoin d'une référence, d'un truc étalon, car il y a là aussi la concurrence, indissociable trait de caractère humain, sans lequel on serait encore en train de manger des bananes. Un étalon, une monnaie. Et ce qui simule la monnaie du net, c'est bien les hits, le nombre de pages vues, le référencement sur google (ou yahoo!, ou voilà...). C'est bien grâce à ces hits que votre site de retrouve sous les feux de la rampe, à proposer le premier les news qui attireront l'internaute sur votre page principale, et qui par le biais d'un mécanisme bien huilé vous engloutit au plus profond du dédale de pages de votre site. Ces hits sont les whuffies, ces précieux whuffies sans lesquels votre site meurt, tombe dans les oubliettes du référencement et de la mémoire des internautes. C'est donc toujours la course à l'innovation, à la geek attitude, la tendance qui vend bien (jamais remarqué que les trucs des geeks sont passionnants pour les autres qui n'y connaissent rien ?) Waouh! C'est geek, c'est bien! Ben non, pas forcément.
Et la voilà, la parabole qui tue sa mère, parce que Cory Doctorow ne nous fait pas un roman sur le futur, mais sur la société digitale d'aujourd'hui. Et il nous montre de manière si lucide combien la course à l'innovation est sujette à réflexion, et pas à n'importe quel prix. Il est peut-être tant de faire un bilan sur ce que nous réserve le futur avant de s'y plonger sans filet. Ou pas.