Critique Fiction #11 [2010]

Avis critique rédigé par Nicolas W. le mercredi 29 septembre 2010 à 23h10

Métaphysique ou Fantasy ?

Le nouveau numéro de Fiction, le périodique des Moutons Electriques, arrive enfin entre nos mains. Pour ce onzième tirage,  les rédacteurs de la revue  rassemblent treize nouvelles, cinq articles dont une longue interview et trois portfolios. Pour ceux qui n'auraient pas suivi, Fiction assure tous les semestres - depuis mars 2005 - une publication de nouvelles provenant de The Magazine of Fantasy  & Science-fiction, agrémentée de quelques récits français. Elle reste à l'heure actuelle la seule à proposer ce genre de contenu avec Bifrost.

"Il n'y a pas beaucoup de mondes qui possèdent leurs propres races indigènes intelligentes, je suppose que tout le monde sait ça. Et ceux qui en ont, ce monde leur appartient, et en général, ils ne laisseront pas les humains s'installer dessus. Sidhe est différent, parce que la race intelligente, ici, ce sont les Belles Gens, et qu'il n'y a rien comme eux dans la galaxie."

Parlons d'abord de l'objet en lui-même. Comme à l'accoutumée, l'éditeur fournit un très beau travail avec une couverture du bédéaste Jerôme Jouvray. Seul léger bémol, quelques maladresses/fautes d'orthographe - Joue Haldeman ou Joe Haldeman ?

Passons à présent aux textes. C'est par un hommage que s'ouvre ce numéro avec un texte du défunt Thomas M. Disch (décédé le 5 Juillet 2008), intitulé Le Mur de l'Amérique. Courte nouvelle où Lester affiche ses œuvres de peintres sur l'immense Mur qui s'étale entre le Canada et les Etats-Unis.  Sous ses allures anecdotiques, elle révèle l'état d'esprit de son auteur, alors en fin de carrière. Interrogation sur l'art et sur la mort, elle prend une ampleur autre grâce à l'article de James Sallis qui le suit. A la fois hommage sincère et émouvant et regard sur l'œuvre de Disch, il porte un nouvel éclairage sur la nouvelle précédente. De toute façon, aucune publication de Thomas M. Disch n'est inutile tant l'écrivain fut et reste essentiel à lire (pour s'en convaincre, on conseillera Camp de Concentration, Sur les ailes du chant ou encore Génocides). Ruth Nestvold offre un interlude plus comique. Avec Le guide du voyageur sur Mars, le lecteur pourra en apprendre énormément sur la lointaine planète avant de se rendre compte que le client inquiet qui le consulte a toutes les raisons de paniquer. Aussi acide que drôle, la nouvelle apparaît comme une franche réussite. Terry Dowling avec Mille-morceaux aux dernières lueurs ne convainc pas tout à fait.  L'auteur australien développe un univers poétique et exotique où Tom tombe amoureux d'une femme miroir, sorte de projection commandée par un être humain bien réel. Pour la conquérir, il doit lui trouver du Mille-morceaux, une denrée rare et chère, non sans signification. Outre le cadre poétique de l'histoire, il offre une réelle réflexion sur l'amour et la passion... mais insuffisante pour marquer durablement. De son côté, Alexander C. Irvine s'intéresse à La Loreleï. Charles Pelletier aspire à devenir peintre. Pour se faire, il décide de partir à New York tenter sa chance. Il y fait la rencontre d'un étrange maître, Albert Pinkham Ryder. Celui-ci se révèle obsédé par une de ses œuvres, la Loreleï, qui la hante depuis la disparition d'une idylle improbable. Mêlant arts, fantastique et amour dans un même récit, l'histoire d'Irvine est une très bonne surprise, même si elle tient plus de la littérature blanche que de la fantasy et de la science-fiction. Ce qui est certain, c'est que le destin de Ryder et de Pelletier ainsi que la réflexion sur la création artistique s'avèrent passionnant. Un récit doux-amer et mélancolique de la part de l'auteur du soleil du nouveau monde. Le texte suivant compte parmi les écrits de l'incontournable Gene Wolfe, à qui l'on doit notamment le cycle de L'Ombre du Bourreau. Pas d'étoile qui frappe est le récit d'Anicet, un âne qui parle, et de son compagnon taureau, Ferdinand. Fruits d'une expérience qui n'intéresse plus grand monde, les deux animaux trouvent en Mango un nouvel employeur et ami. Ce clown monte un spectacle itinérant des plus populaires jusqu'à ce qu'il fasse escale sur Sidhe, où les Belles Gens font la loi. Cette race extra-terrestre polymorphe inquiétante ne laisse personne repartir de leur monde et exploite les humains qui ont le malheur d'y faire halte. Sans le savoir, Anicet et Ferdinand seront peut-être à l'origine de la révolte. Avec son talent de conteur hors-pair et son style toujours impeccable, Wolfe délivre une histoire drôle, intelligente et fourmillant de bonnes idées - les Belles Gens par exemple. Le genre de récit SF qu'on aimerait lire plus souvent. Continuant dans la veine de l'absurde, La Saisie de Joe Haldeman. Une jeune femme officiant dans l'immobilier reçoit une étrange visite. L'homme vient en effet lui signifier que la Terre doit être évacuée dans 50 ans au plus tard, en vue de son changement de propriétaire, les humains occupant illégalement la planète. Malheureusement, qui va la croire ? Nouvelle à chute non dénuée d'humour, elle tacle rapidement l'espèce humaine en la comparant à une race de squatteurs irrespectueux de leur lieu de vie. Un texte finalement dispensable.

" Des bulles de bitume éclosent vers la proue du submersible. Deux sillages parallèles indiquent que deux objets dissimulés sous le revêtement d'asphalte viennent s'en détacher et se ruent vers les taches qui, délaissant la canette, continuent à s'égailler. Après deux éclairs rouges successifs et autant de pop! Etouffés, deux cratères creusent le trottoir, juste devant la boîte de soda, tandis que des gouttelettes noires giclent alentour et qu'une odeur de goudron chaud s'élève."

Timothée Rey fait partie des deux auteurs français, avec Léo Henry, au sommaire de ce numéro de Fiction. Ca fait tâche présente Mathieu, un homme tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Mais en rentrant d'une soirée arrosée, il voit les tâches de chewing-gums sur le trottoir bouger. Mieux, celles-ci se font attaquer par des minuscules sous-marins immergés dans le bitume. S'il met cela d'abord sur le compte de l'alcool, il faut se rendre à l'évidence qu'une invasion se trame... Cultivant son goût pour le grotesque et l'inattendu, l'auteur des nouvelles du Tibbar (critiqué ) accouche d'une nouvelle petite perle absurde et hilarante. Son imagination débordante et son style impeccable ne se démentent pas. Une réussite. Léo Henry (son Bara Yogoï fut critiqué ici il y a peu) livre un texte comme lui seul en a le secret. Arbre Sec, Arbre seul nous entraîne dans la vie de Noëlle et de son ami Polo. Mais Polo n'est pas un ami comme les autres puisqu'il séjourne dans un hôpital psychiatrique. Son seul souhait : s'en échapper. Encore une fois, le récit du français s'avère remarquable d'abord par son style envoûtant et poétique mais aussi et surtout par sa façon d'aborder la folie et le mal-être. Une façon subtile et élégante. Peut-être la meilleure nouvelle de ce numéro avec celle de David Moles. Autre auteur extrêmement connu, Robert Silverberg nous conte l'histoire de monsieur Rackman, un homme qui se retrouve subitement en train de remonter le cours du temps. Il verra ainsi tout ce qu'il connaît disparaître petit à petit sans vraiment comprendre pourquoi. Laissant le lecteur dans le flou vis-à-vis de l'origine du phénomène, Silverberg livre un texte assez banal à l'arrivée... Dommage pour A contre-courant, on a connu l'auteur des Monades Urbaines plus en forme. Pas de problème du côté de Peter S. Beagle. Proie prend place dans un univers fantasy où un jeune homme voulant échapper à ses poursuivants - les Chasseurs - doit coopérer sur l'aide d'un bien étrange individu, un vieillard au caractère inégal. Pour vaincre leurs poursuivants, ils vont devoir unir leurs forces et faire appel à d'anciennes légendes. Long récit vu par les yeux du jeune homme devenu vieillard, il installe un bestiaire magnifique en peu de pages et distille une atmosphère particulièrement réussie. Un excellent texte. Autre perle, Finisterra de David Moles. Vainqueur du Theodore Sturgeon Memorial 2008, cette nouvelle raconte l'aventure de Bianca, sur Ciel, une géante gazeuse où vivent d'immenses créatures volantes : les Zaratanes. Mesurant jusqu'à plusieurs kilomètres, elles portent sur le dos un écosystème entier avec des forêts et des collines qui abritent les humains de Ciel. Malgré la protection du Consilium, des braconniers tentent de tuer ces créatures pour en tirer profit. C'est sur le zaratan Encantada que Bianca se met au service de leur chef, Valadez. Dans l'ombre du plus grand zaratan, Finisterra, elle devra choisir son camp. Si l'opposition entre braconnage et sauvegarde d'une espèce n'est pas un thème nouveau, la vision de Moles s'affirme dès les premières pages comme fabuleuse. Rondement mené et doté d'un univers marquant, Finisterra figure parmi les tous meilleurs textes de ce numéro. Passons rapidement sur la nouvelles d'Howard Waldrop intitulée L'émission de Mr Goober. Courte histoire fantastique où deux enfants perçoivent, en allumant un vieux téléviseur, une ombre qu'ils nomment Mr Goober et qui va devenir  une obsession pour eux deux en grandissant. Trop vite traitée et trop superficiellement, l'intrigue ne passionne guère le lecteur. Enfin, finissons avec la nouvelle de James Cambias : Tous comptes faits. Annie doit protéger un jeune humain en croissance dans un conteneur en l'éloignant le plus possible de l'homme qui veut le tuer. Pour se faire, elle devra le convoyer jusqu'à Saturne. La principale originalité de ce texte réside dans l'identité des protagonistes, des robots. Le reste ne donne pas dans l'originalité mais s'avère vraiment efficace, ce qui est déjà pas mal.

Terminons par dire un mot des trois portfolios et des articles de ce numéro. Jerôme Jouvray et Vincent Gravé nous offrent deux graphic novels, des vraies, comme dirait André-François Ruaud dans sa rubrique Regard, c'est-à-dire des images sans paroles. Le Mécano du premier s'avère une belle et drôle histoire qui explique au lecteur d'où vient le robot de la couverture. Le Connexion du deuxième choisit de ne pas développer un fil narratif comme le précédent mais n'en reste pas moins une réussite de par sa noirceur et son esthétique léchée. Le dernier, Kerogen, regroupe des esquisses de Véronique Meignaud. Intriguant mais dispensable. Côté articles, on retrouve la rubrique Regard d'André-François Ruaud qui porte à notre connaissance quelques œuvres fondatrices et pour la première fois, la rubrique Chroniques Impressionistes de Nicolas Lozzi qui passe au crible World War Z (critiqué ici), Axis (critiqué ) et l'anthologie événement Retour sur l'horizon (critiqué ici). On trouve également une interview fleuve d'un grand auteur de science-fiction français, Roland C. Wagner par Sara Doke. Divisée en deux parties - la vision de la science-fiction aujourd'hui et son œuvre -, le résultat s'avère extrêmement intéressant, que l'on aime ou non l'auteur. De son côté, Jean-Jacques Régnier, avec son article En être ou pas revient sur le genre science-fictif en France et le phénomène de cloisonnement actuel des auteurs. Enfin, Florence Delaporte et Jean-Jacques Girardot continuent d'immiscer des Strips du chat de Schrödinger entre les nouvelles. Toujours aussi drôles et agréables.

"A cette attitude, ils naviguaient au-dessus de la plupart des milliers de bêtes formant l'Archipel Septentrionalis, quelques-unes volant beaucoup plus haut qu'eux. Bianca tenta d'imaginer le troupeau (ou la volée ou le banc) de zaratanes en d'autres choses : une série d'îles, oui, si elle se concentrait sur les couleurs, avec les verts et les bruns de forêts ou de plaines, les gris et les blancs de sommet enneigés; ou alors une flotte de navires, lorsqu'elle se focalisait plutôt sur les formes, les arêtes des quilles, les longues nageoires translucides, nervurées telles des voiles chinoises."

La conclusion de à propos du Recueil de nouvelles : Fiction #11 [2010]

Auteur Nicolas W.
87

Pour ce onzième numéro, Fiction fournit son lot d'excellents textes et articles. On y retiendra les récits des français Léo Henry et Timothée Rey, mais aussi ceux de David Moles, Gene Wolfe et Peter S. Beagle, le reste constituant tout de même un agréable moment pour l'amateur de nouvelles. Fiction continue de nous régaler, et c'est tout ce qui importe.

On a aimé

  • Finisterra
  • Arbre sec, arbre seul
  • Ça fait tâche
  • Pas d'étoile qui frappe
  • Proie
  • L'interview de Roland C. Wagner

On a moins bien aimé

  • Quelques erreurs
  • Kerogen
  • L'émission de Mr Goober
  • A Contre-courant

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