John Carpenter, artisan du cinéma > La peur selon Carpenter

En guise d’introduction

Loin de moi l’idée de vous faire une dissertation sur la peur et ses manifestations dans l’œuvre de Carpenter. Déjà parce que d’autres l’ont fait (et sans doute mieux que je ne le pourrais), ensuite parce que ce genre d’analyses est forcément limité par la subjectivité de chacun, tant il est évident que nous avons tous une définition personnelle de ce qui fait « peur » au cinéma… J’évoquerais simplement les éléments qui m’impressionne le plus dans la façon qu’à Carpenter de susciter cette émotion si particulière.
Que l’on soit facilement impressionnable ou pas, force est de constater que Carpenter garde une réputation de faiseur de bons « films d’épouvante », surtout pour ceux qui connaissent peu son oeuvre. Carpenter a en effet signé quelques joyaux de l’angoisse cinématographique. Quels films de Carpenter peut-on qualifier de « terrifiants » ? Sans nul doute, on peut y mettre Halloween, The Fog, The Thing, Prince des ténèbres, L’antre de la folie, et dans une (très) moindre mesure Ghost of Mars, trop bourrin pour être vraiment effrayant et qui se rapproche plus des « films d’action d’anticipation» de Carpenter, autre domaine dans lequel il s’est illustré. Pourtant, Ghosts of Mars reste intéressant, dans le sens où il réutilise pas mal d’idées de la terreur carpenterienne, réalisant de fait une sorte de synthèse des deux parties de l’œuvre de John Carpenter.
Bien qu’il ne soit pas compté au rang de ses films « d’horreur », on peut toutefois rajouter à cette liste Assaut, tant le traitement de ce film d’action annonce ce que fera Carpenter plus tard dans le film d’horreur : abstraction du mal (on ne voit que les ombres des assaillants, il tirent au silencieux), pas de justification du mal (on ne sait pas vraiment pourquoi ils attaquent le commissariat), enfermement, lente invasion du mal dans un espace restreint, jeu de caméra parfaitement maîtrisé et musique lancinante. Tout Carpenter est déjà là…
A quoi est due l’efficacité légendaire du cinéaste ? Je serais tenté de dire au minimalisme de son travail : cette façon d’aller à l’essentiel, sans fioritures. Ce minimalisme est souvent attribué un peu facilement à des recours à des ficelles dictées par le manque de moyens. Hors, rien ne me paraît plus faux. Halloween est effectivement un film qui a coûté peu d’argent, mais pour autant, les choix de Carpenter ne sont pas dictés par son manque de moyens, mais par une véritable maîtrise du cinéma en tant que langage porteur de sens. C’est une large combinaison d’éléments qui détermine le style terrifiant de Carpenter, depuis des scénarios efficaces et épurés, une réalisation clinique et allant à l’essentiel, une mise en scène très calculée, une musique servant les effets…
Autre élément primordial, il n’y a pas de second degré dans les films d’horreur de Carpenter. Il y a bien des scènes d’humour, mais on rit toujours avec les personnages du film, d’une situation interne à l’intrigue, jamais d’un clin d’œil adressé spécifiquement au spectateur pour désamorcer la tension. Le second degré, cette plaie du cinéma fantastique des années 90, est toujours absent du cinéma de terreur de Carpenter. Sans doute faut-il y voir l’une des raisons primordiales pour lesquels son cinéma fait peur…

L’importance du regard et de la mise en scène

Dans les films fantastiques de John Carpenter, le regard revêt une importance capitale. Chez Carpenter, on commence à croire au mal dès qu’on le voit. Dans toute la première partie d’Halloween, Laurie semble être la seule à voir Michael Myers, qui apparaît et disparaît sans cesse, fugitivement, à tel point qu’elle doute de la réalité de ce qu’elle voit. La paranoïa de Laurie monte donc très vite, car elle aperçoit Myers de façon récurrente presque dès le début du film. Dans The Thing, c’est toute l’équipe de la base arctique qui assiste à la première manifestation de la Chose. La scène éprouvante du chenil arrive elle aussi très tôt dans le métrage et la Chose est donc très vite révélée aux personnages (encore que cela soit relatif, comme nous le verrons plus tard). Cette découverte étant commune, aucun personnage ne contestera l’évidence de la menace par la suite. Le mal est bien présent, personne n’en doute. Il s’agit maintenant de savoir comment l’affronter…
On parlait de maîtrise technique, et le meilleur exemple est celui d’Halloween, ou comment le cinéaste installe et augmente la tension uniquement avec des jeux de mouvements de caméra. Tout d’abord, les cadrages dans ce film sont diaboliques : Dans toute la première partie, Myers joue en permanence avec le cadre. Carpenter utilise à merveille la profondeur de champ, le tueur semblant apparaître alternativement dans tous les coins de l’image, un coup en arrière plan, très éloigné, un coup au premier plan.
En allant plus loin, la caméra de Carpenter réussit à accompagner l’angoisse du film. Quand la caméra « regarde » Laurie Strode, est-ce Michael Myers qui la regarde ? Ou le tueur est-il ailleurs ? On a constamment ce doute à l’esprit (sommes-nous en vision subjective ?) pour la bonne et simple raison, que dès le départ, Carpenter a brouillé les pistes ! Le doute est en effet permis puisque la première scène du film, celle où Michael, encore enfant, assassine sa sœur, se déroule en vision subjective. On voit, par ses propres yeux, Michael se saisir d’un masque, puis d’un couteau, monter les escaliers et frapper… On est ainsi au plus prés du tueur : on voit par ses yeux. Mais à ce moment là, le spectateur ne sait pas ce qui va se passer. Le début est donc très traumatisant. La caméra ne rompra cette alliance que pour nous révéler que le meurtrier est en fait un enfant, au regard complètement vide. Plus tard, il nous refait le coup de la vision subjective (quand Myers s’est caché sous un drap…). D’une manière générale, on est très proche du tueur dans Halloween : on est avec lui dans la voiture, comme si on était sur la banquette arrière, quand il épie Laurie et ses 2 copines… Cette maîtrise technique est une constante chez Carpenter, qui sait visiblement toujours ce qu’il filme. Une efficacité sans laquelle The Thing ou The Fog ne seraient pas les mêmes.
Ce qu’on ne voit PAS est tout aussi primordial chez Carpenter que ce que l’on voit. Le moteur premier d’Halloween, c’est l’angoisse de savoir où se trouve le tueur en réalité. C’est cette attente qui est « délicieuse » pour le spectateur et qui fait monter la pression, le meurtre lui-même étant presque un soulagement. La paranoïa du spectateur amplifie celle des personnages. On voudrait pouvoir crier au personnage de se méfier.
The Thing poussera cette idée jusqu’à son paroxysme, puisque le monstre ne se cache plus dans un placard ou un buisson, mais peut être dissimulé dans chaque personnage. La parano ultime, en quelque sorte. Et en plus, Carpenter nous joue un sale coup : il réussit à nous faire douter du héros ! En effet, lorsque Mac Ready demande à entrer dans la base, et que les autres refusent, on se rend compte qu’effectivement, on n’a aucune idée de ce que le personnage joué par Kurt Russell a bien pu faire dehors. Et s’il était, à son tour, la Chose ? Quand à celle-ci, malgré le fait qu’on la voit assez vite, elle continue à échapper à notre vision, tant elle est changeante et multiforme…
La paranoïa est bien une des bases du cinéma de Carpenter. Cette idée qu’ils sont parmi nous et qu’on ne peut pas les voir réapparaît dans Prince of Darkness, dans Invasion Los Angeles (où il faut chausser des lunettes spéciales pour voir les envahisseurs), dans l’Antre de la folie, le Village des damnés ou encore Ghosts of Mars.

Un surnaturel "évident"

L’élément fantastique est présent dans tous les films d’horreur de Carpenter. Même Halloween, qui semble pourtant uniquement mettre en scène un tueur fou, se révèle au moment final comporter un élément surnaturel : Myers, pourtant frappé de plein fouet par les balles de revolver du Dr Loomis, a disparu après sa chute du second étage… Le tueur se révèle soudainement indestructible et visiblement immortel, entraînant le spectateur dans le même vertige que Loomis et Laurie (qui se met à pleurer justement à ce moment là).
La plupart du temps, Carpenter met ses personnages en prise directe avec le surnaturel et regarde les conséquences. La peur qu’il engendre repose très peu sur le doute. Certains films fantastiques reposent sur la balance entre le doute et la réalité : le héros perd il les pédales ou a-t-il raison de croire qu’une puissance surnaturelle est à l’œuvre ? Cela a donné de superbes films (je citerais au hasard Shining de Kubrick ou L’échelle de Jacob, d’Adrian Lyne). Chez Carpenter, le doute n’est pas permis longtemps. Il impose très vite le surnaturel (ou du moins, la présence effective du mal, comme dans Halloween), et regarde ensuite comment ses personnages se sortent de là.
Une des forces de Carpenter est aussi de traiter du fantastique sans oripeaux, sans effets criards soulignant l’aspect surnaturel des choses. Seul The Fog, sans doute le film d’horreur le plus « classique » de Carpenter, ne répond pas vraiment à cette règle (l’arrivée des fantômes est annoncée par le brouillard, le récit du vieux marin au début du film sonne comme une malédiction). Mais dans les autres films, il évite les trucs évidents, comme les atmosphères mystiques ou les « signes »… Le mal s’impose comme une réalité insérée au milieu du quotidien, un mal « naturaliste » en quelque sorte… Ainsi, Prince des Ténèbres, pourtant très « métaphysique » (puisqu’il traite de l’origine du mal) se veut-il inscrit dans une réalité scientifique, celle de la physique quantique. Peut-être est ce du au fait que John Carpenter est lui même sceptique :
« Vous avez raison. Vous parlez à quelqu'un qui ne croit pas personnellement au surnaturel. Je n'y crois simplement pas: je ne crois pas aux soucoupes volantes, je ne crois pas au monde des esprits ou quoique ce soit dans ce genre. Je suis un sceptique absolu. Mais je peux comprendre pourquoi, quand on utilise la technologie, quand on vole dans un avion ou qu'une fusée se pose sur la lune, nous, l'espèce humaine, nous avons encore besoin de cet attachement au surnaturel.»

Enfermement et étouffement

Carpenter est un cinéaste de l’enfermement. La majorité de ces films tourne autour de personnages enfermés, assaillis, désireux des sortir. Assaut voit les personnages terrés dans un commissariat assiégé. Snake Plissken doit s’enfuir de New York et de Los Angeles (d’où les titres originaux Escape from New York et Escape from LA), les scientifiques de The Thing ou de Prince des ténèbres, les héros de Ghosts of Mars sont tous enfermés…
Dans Halloween, la banlieue où évolue Laurie, froide et vide, avec ses allées rectilignes, évoquent un labyrinthe duquel il est n’est pas possible d’échapper. Laurie finira elle-même assiégée dans un chambre, puis dans un placard…Labyrinthe encore dans l’Antre de la folie, où c’est la raison de John Trent qui est assiégée, puisqu’il se retrouve au bord de la démence et n’arrive pas à s’échapper de la boucle infernale où il se retrouve piégé. Bien sur, la nuit qui tombe (dans Assaut, ou dans Halloween) renforce cet enfermement : c’est le moment ou les chose se corsent, ou la violence éclate. Dans The Thing, cela est souligné par la neige qui commence à tomber, qui rend tout uniforme, étouffe les sons, réduit la visibilité à zéro. Dans Prince des ténèbres, le siège est double : l’église semble assiégée par les sans-abris, alors qu’à l’intérieur, le mal de l’anti Dieu se déchaîne…
Chez Carpenter, on peut dire que la peur découle du mal, et on peut distinguer 2 origines au mal. Dans le premier cas, le mal a une origine externe : il provient de l’extérieur, d’un individu, d’une créature ou d’une force étrangère. Typiquement, Michael Myers dans Halloween, les fantômes de The Fog ou les suceurs de sang de Vampires. Dans le second cas, le mal vient de l’intérieur des êtres humains, parasitant notre subconscient ou notre corps : les mères enceintes contre leur volonté du Village des Damnés, la folie qui guette John Trent, le mental du jeune Arnie qui semble se lier avec Christine…Mais si The Thing et Prince des ténèbres sont si terrifiants, c’est qu’ils arrivent à lier les deux tendances : le mal est partout, à l’intérieur comme à l’extérieur. L’enfermement est donc double. Dans les deux cas, il s’agit d’une contamination progressive.
L’analogie à la maladie (horreur intérieure par excellence, qui ronge le dedans) est évidente dans The Thing. Le mal est fondu en chacun de nous. A ce titre, la scène du test sanguin dans ce film est un moment exceptionnel. Et lorsque le mal se révèle enfin avec violence, certains des personnages sont attachés à leur chaise, renforçant l’horreur de l’enfermement à proximité d’une monstruosité. Cette idée de maladie est en quelque sorte réutilisée dans Ghosts of Mars, où le mal semble s’infiltrer par les voies respiratoires, comme un virus, avant de contaminer la personnalité du « porteur ». Le corps humain devient ainsi l’ultime lieu de l’enfermement.

La dépersonnalisation du mal

Bien souvent, Carpenter refuse d’incarner le mal et celui-ci devient une abstraction. Le mal reste souvent abstrait. Michael Myers dans Halloween est une face blême sans aucun trait. Il n’a pas été surnommé The Shape (la forme) pour rien. Il ne dira pas un mot durant tout le film, et ne semble pas humain : il marche mécaniquement, comme un robot, ne semble pas énervé ou excité lorsqu’il exécute ses victimes. Une froideur qui accentue son aspect surnaturel. Enfant, déjà, son visage est vide de toute expression et Loomis nous apprend que depuis la mort de sa sœur, Michael n’a pas parlé une seule fois.
Des fantômes de The Fog, on ne voit qu’une vague forme, une main et un bras. Carpenter adore les ombres menaçantes, à peine suggérées : celles qui frôlent Snake Plissken dans New York 97 par exemple. D’une certaine manière, les enfants maléfiques du Village des Damnées procèdent également de cette dépersonnalisation : tous identiques ou presque, agissant comme un esprit de ruche, ils bannissent toute individualité et toute émotion. Bien sur, cette dépersonnalisation culmine avec The Thing puisque la créature prend la forme de plusieurs personnages successivement, avant de ne plus ressembler à rien, amas de formes organiques multiples. Dans Christine, Carpenter supprime le zombie squatteur de banquette arrière du roman de Stephen King, amplifiant ainsi le doute et le malaise sur la nature du mal qui anime la voiture.
Le manque de justification du mal est également angoissant. Dans The Fog, film classique sur le fond selon moi, les fantômes cherchent la vengeance, ce qui sans les justifier, « explique » leurs actes. On peut, à la limite, comprendre leurs motivations de groupe, même si leur individualité a été gommée. Mais pourquoi Michael Myers tue t’il ? Quelle justification à ses actes ? Aucune explication n’est donnée dans Halloween, renforçant son côté d’abstraction, comme si le mal s’était choisi au hasard un exécutant (c’est d’ailleurs la théorie de Loomis dans le film). Cet aspect sera malheureusement contredit dans les suites, qui établissent un lien de parenté entre Laurie et Michael. Les assaillants d’Assaut n’ont pas non plus de raison pour leur déferlement de violence, et les monstruosités Lovecraftiennes de l’antre de la folie nous sont tellement « étrangères » qu’on ne peut comprendre leurs motivations. On pourrait multiplier les exemples...
Au final, c’est bien à nos peurs les plus profondes que fait appel Carpenter. Cette peur de l’inconnu qui nous agresse sans raison compréhensible.
« Les films d'horreur touchent à un sentiment fondamental, la peur. C'est l'émotion la plus forte de l'être humain. On passe notre existence entière à essayer de fuir la peur. On s'invente des stratégies de dénégation. Vous et moi, nous craignons la même chose: la mort, l'inconnu, la mort de quelqu'un qu'on aime, la défiguration, on pourrait en faire la liste sur une feuille de papier. Et regardez le temps qu'on passe à nier notre vieillissement... on utilise la chirurgie esthétique, on teint nos cheveux (enfin, certains d'entre nous le font!), on fait comme si on était à nouveau jeune, on cherche un sens dans cette existence chaotique... Les gens se demandent pourquoi je fais ces films effrayants sur la peur et la mort... je rappelle à tout le monde qu'il y a des choses dont on doit avoir peur. Les gens qui font des films d'horreur sont souvent considérés comme des pornographes: «Comment pouvez-vous faire ça? C'est indécent...»